Reine de
l'autodérision, Monique Cailloux livre, avec beaucoup d'humour, le récit
autobiographique (partiellement au moins) d'un Noël dans l'arrondissement (de
Lunéville)
Il est dix-huit heures, en bas de l'immeuble de l'avenue de
Jolivet. Paul gratte frénétiquement le givre qui aveugle le pare-brise de sa
Traction "hors d'âge".
Jeannette finit d'arrimer solidement le nain en sucre sur la bûche de
Noël. Depuis sa découverte des colorants
alimentaires, elle n'a pas pu résister au plaisir de teindre en vert et rose la
traditionnelle pâtisserie des fêtes de fin d'année. Nous, les enfants, on est
scotchés au téléviseur jusqu'à la fin du générique de Zorro, Zorro, Zorro…
Les bras encombrés, nous descendons les trois étages de
notre habitation à loyer modéré. C'est pas cher et on y est bien !
Paul s'est déjà installé au volant de sa "bagnole". Dans le coffre ouvert, on
pose les plats d'escargots, les bouchées à la reine et le nain qui surveille
jalousement sa bûche.
Ce soir, on sera vingt à table, toute la famille participe à
la préparation du dîner. La tante Micheline apportera du boudin blanc de sa
boucherie de verdun. Tante Mireille se chargera de la cuisson du gibier et des
"fayots". La Nicole, qui en a déjà bien
assez de traire les vaches avec le Raymond, fournira le vin. Quant à Mémère,
elle s'occupera de préparer la salade et de livrer le fromage "fait maison". Les hommes, tradition
oblige, se contenteront de déboucher les bouteilles et s'appliqueront surtout à
les boire.
Jeannette s'installe à l'avant du véhicule, les trois aînés
s'installent à l'arrière sur la banquette écossaise. On case la petite
dernière, moi en l'occurrence, âgée de neuf ans et avatar malheureux d'une
erreur de calcul de la méthode Ogino, dans le coffre entre les escargots, un
sécateur, la bûche, les sabots du père, de la ficelle de lieuse, une seconde
roue de secours au cas où on crèverait deux fois et les bouchées à la reine.
Pendant que la voiture traverse Rehainviller, je garde les
yeux rivés sur le nain qui me sourit narquoisement, ce soir il est à moi ! Le
subtil mélange des odeurs d'ail, de crème au beurre et d'essence, ajouté au
soubresaut du dos-d'âne du pont de Gerbéviller, ont raison de la fameuse
brioche Colette de Mme Vitali. La
Traction pile non loin des grilles du château. Je vomis tout
mon quatre heures !
Je prends place sur les genoux de ma mère. "Regarde bien la route", grogne Paul
pourtant habitué à mes caprices digestifs.
À peine descendus de l'auto, nous nous attardons sur les
bonnes joues ridées du pépère et de la mémère, puis avec les cousins, on décore
la salle à manger, pendant que Jeannette et Mireille dressent la table. Je me
réserve le plaisir de sortir l'argenterie de son coffret. La vaisselle
terminée, je prendrai soin de bien ranger les couverts dans leur écrin, car
leur prochaine sortie ne se fera que le dernier dimanche de septembre pour la
fête à "Reme"
Les "Verdun"
arrivent à 20 h 07 comme s'amuse à le souligner très professionnellement le
tonton cheminot. Même si les "Gerbé" sont en retard comme d'habitude,
les hommes attaquent l'apéro "pour
les faire venir", tandis que les femmes, à la cuisine, s'en donnent à
cœur joie, quant aux rebondissements du roman-photo du "Nous-Deux".
La smala enfin réunie, tonton Pierrot, qui prend très au sérieux
son rôle de chef de gare, signale à l'assemblée qu'on peut passer à table. Pas
de discours, pas de bénédicité (la messe, c'est pour demain), juste un bon
"ressemelage de panse" comme se plaît à le répéter le pépère Léon
tout au long de la ripaille.
Nous, les gamins, on
mange, on sort de table, on revient, on remange, on ressort de table pour jouer
à cache-cache dans les écuries, on revient rapidement goûter aux bouchées à la
reine, on file pour échapper aux escargots, on revient définitivement s'asseoir
au moment du fromage car on sait que le dessert ne va pas tarder.
Personnellement, j'ai un compte à régler avec le nain et je ne me fais pas
prier pour regagner ma place.
Les cadeaux ! On n'en a pas, le plus beau cadeau, c'est
d'être ensemble !
Minuit sonne, on s'embrasse, on chante, le Gérard débouche
sa gnôle de derrière les fagots. Il en paye un coup, puis deux, puis
quelques-uns encore pour la route.
On rentrera tard par Franconville pour éviter le dos-d'âne
et surtout parce que Paul a un peu abusé… Tout semble permis en ce Noël de
1968.